Titre : | Sur la télévision : suivi de L'empire du journalisme | Type de document : | texte imprimé | Auteurs : | Pierre Bourdieu, Auteur | Editeur : | Paris [France] : Raisons d'Agir | Année de publication : | 1996 | Importance : | 95 p. | Format : | 18 cm. | ISBN/ISSN/EAN : | 978-2-912107-00-8 | Prix : | 4,60 € | Catégories : | MEDIAS:AUDIOVISUEL: TELEVISION: Aspect socio-culturel
| Tags : | télévision journalisme communication medias concurrence information contenu manipulation audience aspect socio-culturel | Index. décimale : | 302.234 Cinéma, radio, télévision (média) | Résumé : | Critique de "Le Monde" - Le 24 Janvier 1997
Pierre Bourdieu et le journalisme : exercice de défiance
Un petit livre reprenant le texte de deux émissions réalisées en mars 1996 (1), plus un article déjà publié dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales, et un retentissement déjà considérable : avec Sur la télévision, Pierre Bourdieu aura incontestablement su faire vibrer la fibre autocritique d'un milieu journalistique dont le sociologue dénonce en 95 pages l'assujetissement à l'Audimat et ses effets pervers sur la vie scientifique. Cette brochure de 30 francs, qui inaugure une collection, « Raison d'agir », a en tout cas déjà obtenu un franc succès auprès des critiques. Bien sûr, on est d'abord tenté de voir dans l'écho rencontré un nouvel exemple de « dénonciation légitimante » : la charge contre les médias, et contre le média-roi qu'est la télévision, servant aux uns et aux autres de prétexte supplémentaire à mise en scène, sous couvert de flagellation. On aurait tort cependant de négliger les observations, souvent bien vues, du sociologue sur ce qu'il y a de « pourri » au royaume de l'image et de l'écrit.
On peut ainsi déplorer avec Pierre Bourdieu le caractère circulaire d'une information qui, selon lui, s'alimenterait moins aux sources qu'à un effet de milieu et à des discussions entre journalistes. Il est sans doute vrai, et décevant à la fois, de constater que la concurrence et le passage sous les fourches Caudines du « marché », succédant à la pesante tutelle de l'Etat sur la télévision, sont loin d'avoir permis la diversification de l'offre et ont, au contraire, homogénisé un discours médiatique, trop lisse à force de consensus. Soucieux d'audience, les médias reléguent de plus en plus les sujets d'information les plus problématiques au profit de rubriques censées faire moins de vagues : le sport, les faits divers, le temps qu'il fait...
CONFORMISME RENFORCÉ
Pierre Bourdieu a en outre raison de rappeler que la précarité de l'emploi dans les métiers de la presse risque d'avoir pour effet le renforcement du conformisme et la marginalisation des voix dissonantes. De ce point de vue, pour ceux qui aspirent à pénétrer dans cet univers les étudiants notamment , ces quelques pages de sociologie critique serviront, à n'en pas douter, de premier éveil à la conscience politique.
Cela dit, reprocher aux journaux ainsi qu'aux journalistes leur jobardise, leur incompétence, leurs simplifications abusives, leurs évaluations indues, leurs couronnements illégitimes et leurs manipulations n'est pas un exercice très nouveau, même s'il a ses lettres de noblesse. De Marcel Schwob à Karl Kraus, en passant par Elias Canetti pour qui le goût pour les exécutions publiques était l'une des origines possibles de la presse , écrivains, essayistes et, aujourd'hui, « intellectuels experts » en sciences sociales en ont fait un thème abondamment exploité.
Ce qui est plus inédit, c'est le passage de la télévision au centre de ce que Pierre Bourdieu appelle, en son langage, le « champ journalistique ». Comme tel, ce phénomène, vieux d'une vingtaine d'années à peine, laisse loin derrière lui les analyses appropriées aux dérives de la presse du XIXe et du début du XXe siècle. La redistribution des cartes, conséquence de ce bouleversement, s'exerce, à en croire l'auteur de La Misère du monde, sur des domaines qu'on aurait pu penser préservés de l'influence des médias : la justice, mais ausi les sciences, fussent-elles aussi « dures » que les mathématiques et la physique.
Pierre Bourdieu s'inquiète ainsi de la désorganisation provoquée dans les savoirs par ce qu'il appelle l'« emprise du journalisme » un journalisme soumis lui-même à la tyrannie de l'audience. Il fustige ceux qui, assimilant l'Audimat au consensus populaire, et donc à un processus de démocratisation de l'outil télévisuel, font bon marché de la distinction entre sondages et suffrage universel. Il attaque, jusqu'à l'invective, les intellectuels complaisants ou suradaptés à la télévision qui utilisent l'audience pour court-circuiter les réseaux traditionnels de consécration dans la recherche et l'Université, en leur infligeant les qualificatifs de « collaborateurs » ou de « ratés ». A cause d'eux, estime Pierre Bourdieu, l'autonomie de la science par rapport aux impératifs du « marché », indispensable à la recherche, serait entamée, et la reconnaissance par les pairs remplacée par l'onction médiatique. Si tel est le cas, la situation est grave. Mais faut-il déjà mettre sur le même plan diffusion et légitimité ? Faut-il vraiment croire qu'un propos lâché dans une émission ou dans le cadre d'un journal télévisé a, à long terme, le même poids en matière d'éducation ou de formation qu'une conférence au Collège de France ?
FAIBLESSES
La critique de Pierre Bourdieu recevrait en outre un surcroît de force si elle apparaissait ici moins certaine de la supériorité des évaluations internes au monde universitaire et des vertus de la cooptation (naguère étudiées par lui sous l'angle de la fameuse « reproduction » des élites). Quant à la dénonciation, elle serait plus convaincante si elle enregistait aussi les progrès effectifs dans la pratique même du journalisme en matière de retenue (par exemple, la quasi-disparition de la presse pamphlétaire des années 30, celle qui pouvait acculer un Roger Salengro au suicide). Certains progrès techniques annoncent peut-être pourquoi ne pas l'envisager ? la fin de l'ère de la passivité, symbolisée par la figure de la « patate couchée » devant l'écran des caricaturistes (la multiplication des chaînes, la popularisation de la vidéo et du magnétoscope, etc.). Enfin plus récemment, dans l'affaire de la profanation de Carpentras, pour avoir vu la vérité plus vite que certains intellectuels criant à la manipulation médiatique et loin, il est vrai de Pierre Bourdieu les médias n'en ont-il pas vu plus juste, dès le début ?
Regrettons que, dans ce recueil, Pierre Bourdieu ne se soit pas plus penché sur les causes qui ont fait de la télévision le « formidable instrument de maintien de l'ordre symbolique » qu'il décrit. Marcel Gauchet dans La Révolution des pouvoirs (2) avait suggéré que le succès actuel de cette technique, mise au point dès les années 30, était le signe éclatant du désengagement du citoyen de la vie publique, de la fin de l'ère du militantisme et du volontarisme politique. Reste à savoir si le passage de la figure du citoyen engagé à celle du citoyen spectateur est un gain en matière de démocratie. Tel paraît être l'enjeu du débat en cours sur la télévision. La critique des demi-habiles ne suffit pas.
| En ligne : | http://www.chez.com/septiemart/PB.htm |
Sur la télévision : suivi de L'empire du journalisme [texte imprimé] / Pierre Bourdieu, Auteur . - Paris (27 Rue Jacob, 75006, France) : Raisons d'Agir, 1996 . - 95 p. ; 18 cm. ISBN : 978-2-912107-00-8 : 4,60 € Catégories : | MEDIAS:AUDIOVISUEL: TELEVISION: Aspect socio-culturel
| Tags : | télévision journalisme communication medias concurrence information contenu manipulation audience aspect socio-culturel | Index. décimale : | 302.234 Cinéma, radio, télévision (média) | Résumé : | Critique de "Le Monde" - Le 24 Janvier 1997
Pierre Bourdieu et le journalisme : exercice de défiance
Un petit livre reprenant le texte de deux émissions réalisées en mars 1996 (1), plus un article déjà publié dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales, et un retentissement déjà considérable : avec Sur la télévision, Pierre Bourdieu aura incontestablement su faire vibrer la fibre autocritique d'un milieu journalistique dont le sociologue dénonce en 95 pages l'assujetissement à l'Audimat et ses effets pervers sur la vie scientifique. Cette brochure de 30 francs, qui inaugure une collection, « Raison d'agir », a en tout cas déjà obtenu un franc succès auprès des critiques. Bien sûr, on est d'abord tenté de voir dans l'écho rencontré un nouvel exemple de « dénonciation légitimante » : la charge contre les médias, et contre le média-roi qu'est la télévision, servant aux uns et aux autres de prétexte supplémentaire à mise en scène, sous couvert de flagellation. On aurait tort cependant de négliger les observations, souvent bien vues, du sociologue sur ce qu'il y a de « pourri » au royaume de l'image et de l'écrit.
On peut ainsi déplorer avec Pierre Bourdieu le caractère circulaire d'une information qui, selon lui, s'alimenterait moins aux sources qu'à un effet de milieu et à des discussions entre journalistes. Il est sans doute vrai, et décevant à la fois, de constater que la concurrence et le passage sous les fourches Caudines du « marché », succédant à la pesante tutelle de l'Etat sur la télévision, sont loin d'avoir permis la diversification de l'offre et ont, au contraire, homogénisé un discours médiatique, trop lisse à force de consensus. Soucieux d'audience, les médias reléguent de plus en plus les sujets d'information les plus problématiques au profit de rubriques censées faire moins de vagues : le sport, les faits divers, le temps qu'il fait...
CONFORMISME RENFORCÉ
Pierre Bourdieu a en outre raison de rappeler que la précarité de l'emploi dans les métiers de la presse risque d'avoir pour effet le renforcement du conformisme et la marginalisation des voix dissonantes. De ce point de vue, pour ceux qui aspirent à pénétrer dans cet univers les étudiants notamment , ces quelques pages de sociologie critique serviront, à n'en pas douter, de premier éveil à la conscience politique.
Cela dit, reprocher aux journaux ainsi qu'aux journalistes leur jobardise, leur incompétence, leurs simplifications abusives, leurs évaluations indues, leurs couronnements illégitimes et leurs manipulations n'est pas un exercice très nouveau, même s'il a ses lettres de noblesse. De Marcel Schwob à Karl Kraus, en passant par Elias Canetti pour qui le goût pour les exécutions publiques était l'une des origines possibles de la presse , écrivains, essayistes et, aujourd'hui, « intellectuels experts » en sciences sociales en ont fait un thème abondamment exploité.
Ce qui est plus inédit, c'est le passage de la télévision au centre de ce que Pierre Bourdieu appelle, en son langage, le « champ journalistique ». Comme tel, ce phénomène, vieux d'une vingtaine d'années à peine, laisse loin derrière lui les analyses appropriées aux dérives de la presse du XIXe et du début du XXe siècle. La redistribution des cartes, conséquence de ce bouleversement, s'exerce, à en croire l'auteur de La Misère du monde, sur des domaines qu'on aurait pu penser préservés de l'influence des médias : la justice, mais ausi les sciences, fussent-elles aussi « dures » que les mathématiques et la physique.
Pierre Bourdieu s'inquiète ainsi de la désorganisation provoquée dans les savoirs par ce qu'il appelle l'« emprise du journalisme » un journalisme soumis lui-même à la tyrannie de l'audience. Il fustige ceux qui, assimilant l'Audimat au consensus populaire, et donc à un processus de démocratisation de l'outil télévisuel, font bon marché de la distinction entre sondages et suffrage universel. Il attaque, jusqu'à l'invective, les intellectuels complaisants ou suradaptés à la télévision qui utilisent l'audience pour court-circuiter les réseaux traditionnels de consécration dans la recherche et l'Université, en leur infligeant les qualificatifs de « collaborateurs » ou de « ratés ». A cause d'eux, estime Pierre Bourdieu, l'autonomie de la science par rapport aux impératifs du « marché », indispensable à la recherche, serait entamée, et la reconnaissance par les pairs remplacée par l'onction médiatique. Si tel est le cas, la situation est grave. Mais faut-il déjà mettre sur le même plan diffusion et légitimité ? Faut-il vraiment croire qu'un propos lâché dans une émission ou dans le cadre d'un journal télévisé a, à long terme, le même poids en matière d'éducation ou de formation qu'une conférence au Collège de France ?
FAIBLESSES
La critique de Pierre Bourdieu recevrait en outre un surcroît de force si elle apparaissait ici moins certaine de la supériorité des évaluations internes au monde universitaire et des vertus de la cooptation (naguère étudiées par lui sous l'angle de la fameuse « reproduction » des élites). Quant à la dénonciation, elle serait plus convaincante si elle enregistait aussi les progrès effectifs dans la pratique même du journalisme en matière de retenue (par exemple, la quasi-disparition de la presse pamphlétaire des années 30, celle qui pouvait acculer un Roger Salengro au suicide). Certains progrès techniques annoncent peut-être pourquoi ne pas l'envisager ? la fin de l'ère de la passivité, symbolisée par la figure de la « patate couchée » devant l'écran des caricaturistes (la multiplication des chaînes, la popularisation de la vidéo et du magnétoscope, etc.). Enfin plus récemment, dans l'affaire de la profanation de Carpentras, pour avoir vu la vérité plus vite que certains intellectuels criant à la manipulation médiatique et loin, il est vrai de Pierre Bourdieu les médias n'en ont-il pas vu plus juste, dès le début ?
Regrettons que, dans ce recueil, Pierre Bourdieu ne se soit pas plus penché sur les causes qui ont fait de la télévision le « formidable instrument de maintien de l'ordre symbolique » qu'il décrit. Marcel Gauchet dans La Révolution des pouvoirs (2) avait suggéré que le succès actuel de cette technique, mise au point dès les années 30, était le signe éclatant du désengagement du citoyen de la vie publique, de la fin de l'ère du militantisme et du volontarisme politique. Reste à savoir si le passage de la figure du citoyen engagé à celle du citoyen spectateur est un gain en matière de démocratie. Tel paraît être l'enjeu du débat en cours sur la télévision. La critique des demi-habiles ne suffit pas.
| En ligne : | http://www.chez.com/septiemart/PB.htm |
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